LAISSONS LEUR LA PAROLE...
COLETTE
"A quelques
semaines près, Sarah Bernhardt fût morte sans que je
l'eusse approchée. Elle ne m'aurait laissé que les
cent visages qu'elle a effeuillés sur les foules, que les
détails de ses parures, ses robes incrustées de faux
joyaux, ses ceintures nouées très bas, la courte perruque
de Lorenzo taillée à la malcontent et qui lui faisait
les yeux si pâles...
Je n'aurais gardé d'elle que le souvenir de ses moments inoubliables,
ses moments chuchoteurs et intenses, Hamlet, Lorenzaccio... J'aurais
conservé aussi l'image d'une Sarah frivole, en robe rose,
d'un miracle de grâce moderne et d'aisance auquel elle se
plut, pendant une heure, pour honorer la représentation d'adieu
d'un camarade...
Mais elle en décida autrement, et je reçus d'elle
une invitation qui ressemblait à un ordre: "madame Sarah
Bernhardt vous attend, tel jour, à déjeuner. "
Je ne l'avais jamais
vue d'aussi près. Au bout d'une longue galerie, elle était
le terme et la raison d'être d'un musée, un peu funéraire,
de palmes, de gerbes séchées, de plaques et d'hommages
commémoratifs. Son corps amputé ne comptait plus,
ensaché d'une étoffe sombre à grands plis.
Mais le blanc visage, mais les petites mains brillaient encore comme
des
fleurs froissées. Je ne me lassais pas de contempler le bleu
de ses yeux, qui changeait selon les mouvements si vifs encore,
de sa tête impérieuse et petite.
Juste avant le déjeuner,
Sarah disparut, enlevée par une machinerie théâtrale
ou simplement par des bras fidèles, et nous la retrouvâmes
à l'étage supérieur, attablée dans sa
cathèdre gothique. Elle mangea ou parut manger. Elle s'anima
chaque fois que la conversation aborda le théâtre.
L'esprit critique était extraordinairement présent
dans ses jugements, dans ses paroles. Elle fût gaiement sévère
pour une artiste qui venait de s'essayer dans L'Aiglon: "cette
pauvre personne qui ni assez homme pour nous faire oublier le travesti,
ni assez femme pour le rendre séduisant..."
Elle ne cessa de parler de théâtre que pour donner
ses soins à une grosse cafetière de terre brune, qu'on
lui apporta sur la table. Elle dosa le café moulu, le mouilla
d'eau bouillante, emplit nos tasses, attendit des louanges méritées:
Est-ce que je fais le café aussi bien que Catulle Mendès?
Elle se penchait vers moi du haut de sa cathèdre...
Je consigne ici, avec
respect, une des dernières attitudes de la tragédienne
tantôt octogénaire: main délicate et fanée
offrant la tasse pleine, azur floral des yeux, si jeune dans un
lacis de rides, coquetterie interrogative et riante de la tête
inclinée, et ce souci irréductible de plaire, de plaire
encore, de plaire jusqu'aux portes de la mort"
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SIGMUND
FREUD
" Je ne peux
rien dire de bon sur la pièce (Théodora) elle-même
Mais comme cette Sarah joue! Après les premiers
mots de sa voix vibrante et belle, j'ai eu le sentiment que je la
connaissais depuis des années. Rien de ce qu'elle aurait
pu
dire ne m'aurait surpris ; je croyais immédiatement la moindre
de ses paroles
Je n'ai jamais vu
un personnage plus comique que Sarah dans le deuxième acte
lorsqu'elle apparaît dan s une robe
simple et cependant les rires s'arrêtent bientôt car
le moindre centimètre de ce personnage vit et vous ensorcelle.
Et puis il
y a ses flatteries, ses implorations et ses étreintes ; il
est incroyable de voir quelles attitudes elle est capable de prendre
et
comment chaque membre et chaque articulation joue avec elle.
Un être étrange
: il m'est facile d'imaginer qu'elle n'a nullement besoin d'être
autre à la ville qu'à la scène."
L'admiration de Freud
pour Sarah était plus qu'une simple tocade d'étudiant.
En effet pendant une longue période, ses
patients ont pu admirer le portrait de l'artiste dans son cabinet
."
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EDMOND
ROSTAND
" Un cab s'arrête devant une porte ; une femme dans de grosses
fourrures descend vite ; traverse la foule[…] ; monte légèrement
un escalier en colimaçon ; envahit une loge fleurie et surchauffée
; lance d'un côté son petit sac enrubanné dans lequel il y a de
tout, et de l'autre son chapeau d'ailes d'oiseau ; mincit brusquement
de la disparition de ses zibelines ; n'est plus qu'un fourreau de
soie blanche ; se précipite sur une scène obscure ; va, vient, enfièvre
tout ce qu'elle frôle ; prend place au place au guignol, met en
scène, indique des gestes, des intonations ; se dresse , veut qu'on
reprenne, rugit de rage, se rassied, boit du thé ; commence à répéter
elle-même ; fait pleurer en répétant les vieux comédiens dont les
têtes charmées sortent de derrière les portants ; revient à sa loge
où l'attendent des décorateurs ; démolit à coups de ciseaux leurs
maquettes pour les reconstruire ; n'en peut plus s'essuie le front
d'une dentelle, va s'évanouir ; s'élance tout d'un coup au cinquième
étage du théâtre, apparaît au costumier effaré, fouille dan s les
coffres d'étoffes, compose des costumes, drape, chiffonne ; redescend
dans sa loge pour apprendre aux femmes de la figuration comment
il faut se coiffer ; donne une audition en faisant des bouquets
; se fait lire cent lettres, s'attendrit à des demandes… ouvre souvent
le petit sac tintant où il y a de tout ; confère avec un perruquier
anglais, retourne sur la scène pour régler l'éclairage d'un décor,
injurie les appareils, met l'électricien sur les dents ; se souvient,
en voyant passer un accessoiriste, d'une faute qu'il commit la veille,
et le foudroie de son indignation ; rentrer dans sa loge pour dîner
; s'attable, magnifiquement blême de fatigue, en faisant des projets
; mange, avec des rires bohémiens ; n'a pas le temps de finir ;
s'habille pour la représentation du soir, pendant qu'à travers un
rideau le régisseur lui raconte des choses ; joue éperdument ; traite
mille affaires pendant les entractes ; reste au théâtre, le spectacle
terminé, pour prendre des décisions jusqu'à trois heures du matin
; ne se résigne à partir qu'en voyant tout le personnel dormir respectueusement
debout ; remonte dans son cab ; s'étire dans ses fourrures en pensant
à la volupté de s'étendre, de se reposer enfin ; pouffe de rire
en se rappelant qu'on l'attend chez elle pour lui lire une pièce
en cinq actes ; rentre , écoute la pièce, s'emballe, pleure, la
reçoit, ne peut plus dormir, en profite pour étudier un rôle… "
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LYSIANE
SARAH-BERNHARDT
«Je
ne retournerai jamais à Belle-Ile-en-Mer...
Les véritable vacances, pour moi, on pris fin en 1922 lorsque
ma grand-mère Mme Sarah Bernhardt vendit les sept maisons
de la pointe des Poulains... Depuis, chaque année, suivant
l'usage au mois d'août, «je prends l'air», je
me «démazoute»; l'Amitié m'y aide avec
fidélité.
Mes parents m'emmenèrent
à Belle-Ile à l'âge du baptême. Plus
tard,
petite fille pâle habillée en bambin, je courais
dans les jardins du fort des Poulains à la recherche de
lézards. Mauricette, fille du majordome de ma grand-mère
et filleule de mon père Maurice Bernhardt, partageait nos
jeux avec ma soeur Simone. Nous avions chacune notre écurie
de lézards; les petits sauriens attachés par deux
ou trois à des fils de soie vivant une journée sur
nos maigres poitrines; le soir nous leur rendions la liberté
et recommencions le lendemain...
Ma grand-mère
faisait de la sculpture, préparait des conférences,
apprenait des rôles, jouait aux dominos en trichant un peu,
battait le lait pour en faire ce délicieux beurre salé
de Bretagne - lait qui s'obstinait à tourner en fromage
blanc-préparait des cornichons avec d'invraisemblables
ingrédients et inventait des plats : telle cette sarcelle
fourrée d'alouettes assez difficile à digérer...
Elle appelait cela se reposer.
En dehors de ses
fantaisies culinaires, nous mangions surtout du poisson que mon
père chaque matin tirait du trémail, où encore
les provisions abondantes et variés qu'Emilie rapportait
du Palais. C'était l'époque où l'on mangeait
trop, mais les vents du large et l'air salin se chargeaient de
nettoyer nos estomacs.
Nous étions
nombreux chaque été, nous étions fougueux,
nous étions heureux. Nous faisions beaucoup de choses comme
les nains de Blanche-neige et nous entourions notre fée
Sarah Bernhardt de respects et de tendresses.
Belle-Ile, pour
moi, reste plus qu'un paysage, le décor de mon enfance
et de ma jeunesse. Belle-Ile, c'est une personne aimée.
Cette personne je l'ai perdue et la pointe des Poulains n'est
pas un cimetière où je puis me rendre... Belle-Ile
reste l'image de Sarah Bernhardt notre hôtesse, notre fée.
Mais Belle-Ile aujourd'hui est toujours bien vivante, Belle, mystérieuse,
sauvage et pourtant poétique si l'on veux rêver entre
ses tamaris roses, ses hauts peupliers; bien réelle et
noble avec ses rochers accroupis comme des monstres à la
pointe des Poulains et ses dunes aux chardons bleus.
Après la
guerre de 1914 nous sommes revenus à Penhoët, au manoir
et Sarah Bernhardt qui à ce moment-là avait une
jambe coupée, une santé plutôt défaillante
restait la dame dispensatrice de nos joies.
[...] Il faut visiter
Belle-Ile. L'ile bretonne a gardé malgré les années
sa pureté, la mélancolie de sa côte sauvage
et la fascination de son passé. Le manoir a été
détruit, d'autres choses abandonnées... Je sais,
il y a de belles ruines: mais pas celle du bonheur. Je ne retournerai
pas à Belle-Ile mais mon coeur est toujours avec ceux qui
s'y rendent.»
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